Vaclav Smil - les inventions surmédiatisées, les comparaisons erronées et les occasions manquées

Vaclav Smil - les inventions surmédiatisées, les comparaisons erronées et les occasions manquées

Vaclav Smil s’est forgé une réputation de pragmatique qui s’en tient aux faits, quand les autres ne sont qu’effervescence ou «hystérie».

Professeur émérite à l’université du Manitoba, Vaclav Smil s’est forgé une réputation de pragmatique qui s’en tient aux faits, quand les autres ne sont qu’effervescence ou «hystérie». Il aborde certaines prévisions climatiques qui déchaînent les passions et propose des idées qui permettraient de faire vraiment la différence.

Votre dernier livre, «Invention and Innovation: A Brief History of Hype and Failure», s’en prend aux médias généralistes, et plus particulièrement aux spécialistes de la science, de la technologie et de l’environnement qui assènent des constats péremptoires et infondés. Selon vous, quels sont les dégâts de ce type de comportement?

Dans un monde où tout va très vite (140 caractères, des sollicitations incessantes), ces articles envoient un message simpliste: tout va bien, ne vous en faites pas, la technique nous sauvera d’un coup de baguette magique, pas besoin de se comporter de façon rationnelle ou d’essayer de minimiser l’impact et d’optimiser l’efficacité, pas besoin de vanter les mérites de la modération et de la responsabilité, consommez autant que vous pouvez, tout finira par s’arranger…

Pouvez-vous nous donner des exemples d’inventions qui ont suscité beaucoup trop d’enthousiasme ces dernières années? Peut-être dans le domaine du climat et de l’énergie plus spécifiquement?

La liste est longue, donc je vais me limiter à trois exemples.

La fusion nucléaire: en 2022, après une avancée expérimentale majeure mais qui ne laisse envisager aucune application commerciale rentable avant plusieurs décennies, nous avons encore une fois affirmé (à tort) que la solution était à portée de main.

Les petits réacteurs modulaires: j’ai entendu Alvin Weinberg (d’abord dans sa jeunesse, puis quand il dirigeait l’Oak Ridge National Laboratory) en parler pour la première fois en 1982. Si on en avait construit un à chaque fois que quelqu’un disait que leur lancement était imminent, le monde ne saurait plus quoi faire de la montagne d’électricité qu’ils produiraient.

La séquestration du CO2 dans la roche (notamment à Oman): en théorie, on pourrait piéger des centaines d’années d’émissions anthropiques de carbone. En pratique, pour de bêtes questions d’échelle, je pense que ce n’est pas nécessaire d’en mettre dans votre fonds de pension.

Vous semblez être sceptique sur la question du piégeage du carbone. Pourquoi? Et pourquoi pensez-vous que c’est une solution qui suscite une ferveur excessive?

L’intérêt est évident: au lieu de modifier ce qui ne va pas, on continue à faire comme on a toujours fait, mais on capture les effets indésirables (les émissions de CO2 des énergies fossiles) et on passe tout discrètement sous le tapis. Sauf que les volumes et les coûts en jeu sont colossaux: pour piéger 10% du CO2 émis par la combustion des énergies fossiles, il faudrait créer un secteur capable de traiter, chaque année, un volume de CO2 équivalent à la production de pétrole brut, mais dans l’autre sens: d’énormes sommes d’argent seraient dépensées pour faire entrer des milliards de tonnes de CO2 sous terre au lieu d’extraire de cette même terre du pétrole extrêmement rentable.

Vous semblez dire que l’on accorde trop d’importance à des inventions qui promettent de tout changer, mais sans rien de concret. A votre avis, que ferions-nous mieux de faire?

La plupart des gens n’ont aucune idée de l’ampleur de l’inefficacité et du gâchis inhérents à nos actions, notamment quand on parle des énergies qui nous permettent de vivre. Je vous propose trois exemples universels.

Nous pompons, traitons (ou désalinisons) et distribuons de l’eau potable, dont 30% à 40% s’échappent par des tuyaux qui fuient.

Nous synthétisons et vendons des engrais (très coûteux en énergie) qui perdent 50% à 70% de leur azote après utilisation.

Nous extrayons, transformons et acheminons du gaz naturel pour chauffer des passoires thermiques à simple vitrage ou dont l’isolation est mauvaise. Et je pourrais continuer longtemps.

Si nous étions rationnels, nous commencerions par juguler les problèmes d’efficacité avant de chercher des sources d’énergie qui nous permettent de continuer à être inefficaces.

Vous avez dit que l’hydroélectricité devrait avoir les faveurs des défenseurs de la transition énergétique. Même chose pour le nucléaire. Y a-t-il un risque que l’on ignore ces solutions et qu’on leur préfère des innovations qui vendent du rêve?

L’hydroélectricité est historiquement la première des solutions vertes: la première centrale a été ouverte en 1882, l’année où Edison a bâti sa première centrale à charbon. Elle a été très utilisée pendant un siècle, puis le regard a changé, des questions environnementales sont apparues et la Banque mondiale a cessé de financer les nouveaux projets dans les pays à faible revenu mais bien dotés en capacités hydrauliques. C’est dommage, parce qu’il est toujours possible de bâtir de petites centrales hydroélectriques qui seraient très utiles pour compléter une offre électrique qui n’est pas toujours fiable. La Chine, bien sûr, a continué de construire à grande échelle parce que l’hydroélectricité joue un rôle majeur dans sa production. Pourquoi l’Afrique, dont le potentiel est immense, serait-elle privée de cette opportunité?

Aveuglés par notre volonté de rendre la crise énergétique gérable, nous faisons des comparaisons erronées, comme rapprocher la transition énergétique des missions Apollo. Quelles en sont les conséquences sur la façon dont le grand public perçoit la transition énergétique?

L’erreur fondamentale, c’est de voir la décarbonation mondiale comme un problème isolé qu’on peut traiter avec des solutions techniques ciblées, un peu comme s’il s’agissait de passer d’un réseau de téléphonie fixe à un réseau mobile ou de remplacer une chaudière au gaz par une pompe à chaleur. Décarboner le monde, cela veut dire restructurer son aspect le plus essentiel et le plus complexe: l’offre et la consommation d’énergie. La tâche est donc immensément plus délicate et coûteuse puisqu’il faut parler d’engrais et d’avions, d’acier et de plastique, de récolte des céréales et de transport international par conteneurs. Il y a aussi une question d’échelle: le changement touchera des milliards de tonnes et des milliers de milliards de mètres cubes et de kilowatts heures pendant des décennies et des décennies. Le processus peut être accéléré, mais il est impossible de le mener à bien avec des scénarios arbitraires imaginés par des bureaucrates parisiens ou bruxellois qui ne sont jamais sortis de leur bureau.

L’erreur fondamentale, c’est de voir la décarbonation mondiale comme un problème isolé que l’on peut traiter avec des solutions techniques ciblées

Dans vos livres, vous démontrez que les systèmes énergétiques mondiaux sont vastes et complexes. Beaucoup de gens se sentent démunis parce qu’ils n’arrivent pas à les comprendre, ce qui explique peut-être leur fascination pour les comparaisons erronées. Que leur diriez-vous?

Ce n’est qu’une infime partie d’une réalité fondamentale beaucoup plus large. Avec les armes nucléaires, le monde peut basculer à tout instant dans le chaos. Là, l’impuissance internationale serait à son comble. Le changement climatique est un phénomène progressif dont les impacts sont aléatoires mais pourraient, à terme, s’avérer catastrophiques pour des millions de personnes qui n’auront pas voix au chapitre. L’absence de guerre nucléaire repose depuis toujours sur des accords, tacites ou explicites, entre deux grands adversaires. Le défi climatique, lui, est totalement différent: pour éviter le pire, il faut une coopération très efficace entre, a minima, les 20 plus grandes économies mondiales, pendant des décennies. N’oublions pas, par exemple, que les 100 millions de Vietnamiens produisent chaque année moins de 0,5% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et moins de 2% des émissions chinoises: même s’ils parvenaient rapidement au zéro émissions, leur sacrifice serait l’arrondi de la virgule. Les conséquences des gaz à effet de serre dépendant de leur concentration absolue dans l’atmosphère, les petits émetteurs sont impuissants si aucun consensus mondial n’existe (pour apprécier la probabilité de la chose, dites-vous qu’il faudrait que Pékin et Washington acceptent de discuter calmement de faire des sacrifices chacun de leur côté).

Nous vivons dans un système capitaliste qui exige toujours plus de croissance et de consommation. Ce cercle peut-il être brisé? Pensez-vous qu’un monde où patrons et actionnaires rêvent d’autre chose que de croissance soit possible?

Je répondrai par une autre question: avons-nous des preuves que, même dans les pays riches où l’on vit très bien et où la population stagne ou décroît, il existe une volonté de mettre en place des politiques qui mettraient ­n à la croissance et viseraient non pas à la réduction, mais à la pérennisation rationnelle de ces acquis plutôt qu’à la poursuite de la croissance? Non, nous n’en avons pas, et ce «non-exemple» a des répercussions mondiales colossales.

Lors d’un débat sur les objectifs climatiques et leur manque d’ambition, vous avez dit que quand on rentrait dans le dur, tout le monde était nationaliste. Pensez-vous qu’il existe un moyen de créer une coopération forte et durable entre les pays?

On l’a encore vu, à grande échelle, avec les nouvelles règles et subventions américaines en faveur de l’économie «verte». Au lieu de m’appesantir sur la possibilité d’une «coopération forte et durable entre les pays», je poserai la question en la limitant aux duos: A quel horizon voyez-vous les Etats-Unis et la Russie, la Russie et l’Europe, les Etats-Unis et la Chine ou la Chine et l’Inde se rapprocher et aller dans la même direction?

Par le passé, on vous a taxé de pessimisme. Vous avez répondu que c’était une question de faits, pas d’optimisme ou de pessimisme. Les faits vous donnent-ils aujourd’hui une raison d’espérer?

Si un extraterrestre rationnel débarquait, il se demanderait pourquoi les Terriens tiennent à penser que les faits sont pessimistes. Pourtant, il n’y a pas de mystère: pour citer T.S. Eliot, «l’humanité ne peut pas supporter trop de réalité». En même temps, nous refusons de prendre des mesures simples pour réduire notre consommation et notre impact environnemental. Si vous voulez vraiment être «optimiste», les opportunités incroyables que recèlent ces mesures sont la meilleure des justifications.

Si un extraterrestre rationnel débarquait, il se demanderait pourquoi les Terriens tiennent à penser que les faits sont pessimistes
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