L’écosystème technologique mondial, entre grand découplage et rivalité sino-américaine

Ce lancement a aussi marqué l'avènement d'un nouveau monde, où les autres pays se retrouvent contraints de faire un choix difficile entre les technologies américaine et chinoise - ou de trouver un délicat compromis entre les deux. Leur choix sera déterminant pour leur indépendance technologique, leurs alliances politiques et leur avenir économique. Il s'agit d'un calcul complexe, qui aura de profondes répercussions. 

Bouleversement majeur

La question des ressources est au cœur de cette décision. L'approche américaine repose sur des investissements massifs : l'entraînement d'un outil de pointe comme GPT-4 d'OpenAI aurait coûté plus de USD 63 millions, tandis que les montants dépensés par d'autres acteurs américains dépassent régulièrement les USD 100 millions.

DeepSeek a fait voler ce modèle en éclats en annonçant avoir entraîné son puissant modèle V3 pour seulement USD 5,56 mio, une prouesse rendue possible par des techniques complexes, comme les architectures innovantes ou la distillation – qui consiste à produire des modèles «élèves» plus légers et plus rapides à partir de modèles «enseignants» plus vastes.

De plus, DeepSeek a publié son modèle de raisonnement R1 en open source pour permettre à tout développeur de l’exploiter librement, et le coût de son API – l’interface donnant accès à l’IA – représente moins d’un dixième de celui de son homologue conçu par OpenAI. Autant de choix stratégiques qui démocratisent l’utilisation des outils les plus avancés et qui viennent concurrencer les systèmes propriétaires plus coûteux.

Mais la riposte des Américainsne s’est pas fait attendre. Le CEO d’OpenAI, Sam Altman, s’est d’ailleurs engagé à «proposer des modèles encore plus performants». La résolution des problèmes de codage a ainsi nettement progressé avec les nouvelles versions o3 et o4-mini, capables d’un raisonnement complexe renforcé, puisque le taux de bonne réponse est passé de 4,4% à 69% en seulement 2 ans. Le message de la Silicon Valley est clair: c’est elle qui repoussera les limites de l’intelligence.

Guerres des puces et quête d’autosufficance

La course aux algorithmes se gagne sur le terrain des machines. Les Etats-Unis se sont mis à contrôler leurs exportations de semi-conducteurs de pointe vers la Chine (qu’ils savent tributaire des technologies essentielles au développement de l’IA) dans le but de freiner les progrès de cette dernière. Mais cette mesure n’a fait que renforcer la Chine dans sa volonté de parvenir à l’autosuffisance technologique: une société chinoise s’est imposée, en quelques semaines, comme un concurrent sérieux. Les Etats-Unis s’emploient également à consolider leur chaîne d’approvisionnement.

Evolution du niveau de sophistication des modèles de langage de pointe

Leur CHIPS Act prévoit plus de USD 52 mia de subventions pour inciter les fabricants de semi-conducteurs à rapatrier leurs usines. Les géants américains investissent en outre massivement dans le développement de leurs propres puces d’IA, afin de réduire leur dépendance à l’égard d’un fournisseur unique. Si la Chine reste en retard dans la fabrication des puces les plus avancées malgré ses efforts, ses entreprises, déterminées à réduire l’écart, trouvent des alternatives en louant des centres de données à l’étranger ou en constituant des stocks.

Conflit de valeurs: IA démocratique ou IA autocratique?

Plus que technologique, la concurrence est idéologique. Le choix d’un système plutôt qu’un autre est davantage perçu, désormais, comme une prise de position politique. En accord avec la vision américaine d’une IA incarnant les idéaux de liberté d’expression et d’action, le vice-président J. D. Vance a mis en garde les pays alliés contre la conclusion de contrats avec un «Etat autoritaire».

A l’inverse, l’IA à la chinoise doit véhiculer des «valeurs fondamentales socialistes», avec des modèles qui censurent les sujets politiquement sensibles et qui filtrent les critiques contre les dirigeants du pays. De ces divergences sont nés les concepts opposés d’«IA démocratique» et d’«IA autocratique», qui ont d’importantes implications en matière de sécurité et de confidentialité des données. La crainte des Etats-Unis de voir la Chine entraîner ses IA à des fins d’espionnage ou de désinformation induit un découplage des services numériques: pour échapper à la censure chinoise et empêcher les fuites de données de ses utilisateurs, Perplexity a décidé d’héberger DeepSeek sur des serveurs américains.

Nouvelle ruée vers l’or ?

Les modèles d’IA qui servent de baseau développement d’applications spécialisées devenant meilleur marché, l’opportunité économique se déplace vers la couche applicative, c’est-à-dire là où ces modèles sont utilisés: dans la santé, l’industrie manufacturière, les technologies grand public ou encore les services publics, on assiste à un déferlement d’innovations. Et en la matière, les efforts soutenus de la Chines emblent payer. Selon une étude de 2023, son industrie manufacturière a capté 43% du capital-risque alloué à l’IA, alors que cette part atteint seulement 3% aux Etats-Unis. Une autre analyse révèle que la moitié des entreprises chinoises utilisent activement l’IA, contre un tiers des sociétés américaines. Cette adoption rapide, grâce à la baisse des coûts et à la réceptivité des utilisateurs, pourrait fortement accroître la productivité du géant asiatique. Déjà, les start-up chinoises font évoluer leurs modèles économiques en intégrant des outils open source performants et bon marché, en vue d’élaborer des solutions sur mesure à moindre coût.

A la croisée des chemins

Les choix que feront les Etats dans les années à venir transformeront durablement le paysage technologique mondial. Plusieurs scénarios sont possibles:

1. Un monde fragmenté: l’intensification des tensions géopolitiques accélère l’émergence d’au moins deux écosystèmes d’IA parallèles (l’un dans les mains des Etats-Unis et de leurs alliés, l’autre dans celles de la Chine), chacun avec un référentiel propre et une interopérabilité limitée. Dans ce scénario du découplage numérique (le plus probable à court terme), l’innovation est entravée par une collaboration restreinte.
2. Le maintien de la domination américaine: les Etats-Unis profitent de leur avance en matière de matériel de pointe et de modèles de nouvelle génération pour rester le numéro un mondial. Ce scénario dépend de l’efficacité des contrôles à l’exportation et du rythme des innovations américaines.
3. De rapides avancées en Chine: grâce à ses efforts pour gagner en efficacité, à ses habiles solutions de contournement et à la mobilisation de son industrie des puces, la Chine comble pratiquement son retard dans les domaines d’application clés de l’IA et défie l’hégémonie américaine. Le secteur de l’IA repose sur deux blocs dominants.

L’essor de DeepSeek n’a pas seulement fait entrer un concurrent de plus dans l’arène, il a aussi redéfini la nature même de la course à l’IA. Le choix auquel sont confrontés les Etats ne relève plus d’une simple préférence technologique, mais d’un calcul géopolitique et économique aux conséquences majeures. Entre collaboration internationale et mise en commun des progrès ou cloisonnement des écosystèmes et rivalité exacerbée pour la suprématie technologique, il déterminera l’avenir de l’IA.